Jugeant ses contemporains trop oublieux des fondations de nos sociétés, un philosophe sous une forme lapidaire a ainsi caractérisé leur parcours : « Pas de mémoire, pas d’histoire, pas de passé ».
Pas de mémoire, parce que seuls les événements les plus récents semblaient avoir retenu leur attention.
Pas d’histoire, parce que nul ne discernait plus l’enchaînement des causes et des effets.
Pas de passé, parce qu’un présent de plus en plus encombrant en avait brouillé l’image.
Soudain, c’était comme si « toute la mémoire du monde », titre d’un documentaire d’Alain Resnais dont, en son temps, on avait pu mesurer l’impact, était condamné à étouffer sous la poussière des archives et le silence des bibliothèques. L’abondance des biens recueillis exigeait d’autres canaux d’écoulement que la transmission, de main en main, de papier jauni.
C’est alors que, sans trop y prendre garde, le monde entra dans l’univers numérique auquel il confia peu à peu le soin de conserver et de véhiculer sa mémoire. Du coup des archives, de la presse, des livres, qui relevaient tous de l’écrit et dont les traces avaient commencé à disparaître, pouvaient espérer un recours devant un public qui n’avait pas été le leur et qui, rétrospectivement, en mesurait peut-être la portée.
Tous n’en bénéficieraient pas d’emblée. Devant un fatras de textures, d’importance et de qualité inégales, des choix allaient l’épurer. Ils ne seraient pas tous frappés au coin de l’objectivité et de la justice. Qu’importe !
Qu’on les apprécie ou pas, ces textes aujourd’hui épars tout au long des réseaux constitue l’avant-garde de ce qui constituera un jour la véritable « mémoire du monde ».
Pour s’en convaincre, il n’est pas inutile de recourir à l’anecdote.
Parmi les milliers, les millions de pages consignées sur des supports qui n’ont pas toujours bénéficiés d’un prolongement numérique, il en est qui ne retrouveront jamais la lumière du jour. D’autres, en revanche, pour des raisons plus ou moins confuses, renaissent soudain à la vie.
De la pénombre des bibliothèques aux lumières du Web, une nouvelle vie commence…
Qu’il nous soit permit de citer un exemple. Il a pour protagoniste une personne que l’on peut voir sur la toile, si l’on visite le site www.originial-stories.fr
De nationalité américaine quoique née en Belgique et s’exprimant en français à l’instar de plusieurs étrangers illustres comme Beckett et Ionesco, cette femme fort jeune en des temps qui se comptent déjà en décennies, traversa une période de notoriété grâce à ses romans, ses nouvelles, ses pamphlets, ses articles. D’épais press-books en font foi. Son nom est Rita Kraus. Tous les éléments de son œuvre ne se bousculent pas sur le Net mais, il n’est pas impossible d’en découvrir des bribes. Deux de ces éléments ont bénéficié d’un sort singulier qui a le mérite de démontrer que la mort annoncée d’un texte n’est plus obligatoirement sa mort assurée.
Il s’agit, pour le premier, d’une nouvelle qui parut dans « Le monde » sous le titre « La grande décharge » quand seuls des prix Nobel et des écrivains des pays de l’est (dissidents) semblaient dignes de partager cette faveur. Le prestige qui s’attachait à cette anomalie était encore renforcé par le fait qu’une page entière du « Monde des livres », sur le thème « Littérature et écologie » servait d’écrin à la nouvelle Rita Kraus.
Sans l’avènement d’Internet un texte qui commença à émerger par fragments, puis dans son intégralité, aurait bel et bien disparu.
Ceux qui ne goûtèrent pas spécialement, lors de sa parution, son caractère prophétique ne s’en désoleront pas. Par contre, pour ceux qui relèvent les moindres indices, fussent-ils minuscules ou dérisoires, « La grande décharge », par son ton, témoigne des valeurs que défendait, à ce stade de son évolution, une presse que les Anglo-saxons englobent toujours sous le vocable de « quality papers ».
Le second exemple de résurrection à terme engendrera, chez d’aucuns, un brin de mélancolie. En des temps qui remontent à moins d’un siècle, un quotidien français, « France Soir », pouvait se targuer de tirer chaque jour à « plus d’un millions d’exemplaires ». L’érosion des tirages fait douter, après coup, de la crédibilité du chiffre. Il était pourtant réel. Des organismes de contrôle en certifiaient l’authenticité.
« France Soir », issu de la presse de la Résistance, installa et conforta son leadership grâce à la maestria de Pierre Lazareff plus connu, dans le métier, sous le surnom de « Pierrot les bretelles ». Les initiatives hardies ne l’effrayaient pas. C’est ainsi que dans le département du feuilleton, incontournable depuis Eugène Sue et Bakzac, il entérina l’introduction d’un roman de Rita Kraus qui se démarquait vigoureusement des séries, destinés aux dames sentimentales, qui l’avaient précédé.
Dans la presse à gros tirage, on respecte d’ordinaire la frilosité du lectorat. C’est pourquoi, pour arrondir les angles, le roman fut affublé d’un titre vendeur : « Dolfonso y Dolfonso fait tilt ». Confronté aux ukases éditoriales, l’auteur renonce ou se tait. Dans la majorité des cas, il se tait. Quoiqu’il en soit, ce « Dolfonso » s’étala pendant deux mois sous les yeux de soixante millions de lecteurs. Aujourd’hui on croit rêver.
La disparition de « France Soir » aussi bien des kiosques que sa version numérique fait que ce roman représente à lui seul ce que l’organe fut de son vivant.
Mieux encore, sur le site de Rita Kraus la version intégrale de « Dolfonso y Dolfonso fait tilt » est introduite par le poster de « France Soir » en deux couleurs qui illustra la campagne de promotion du feuilleton sur les kiosques et sur les voitures de distribution des journaux.
C’est un peu comme si, du Concorde qui avait régné dans sa classe, il ne restait plus après le désastre que l’un de ces objets cadeaux dont les compagnies aériennes couvraient les passagers. Le poster, un jour qui n’est plus si lointain, sera recherché par les collectionneurs. Avis aux amateurs, il n’en reste qu’un …
Ces deux histoires, qui voisinent dans un même site, finissent par revêtir un caractère emblématique : populaire dans un cas ; élitiste dans l’autre. Bien que leur finalité ait été diverse, toutes deux n’en reflètent pas moins une facette de cette « manière de voir » qui renvoyait la concurrence aux seconds rangs.
Sans l’intervention du Net ce « revival » eût été manqué.
La prolifération des bibliothèques, des musées, des expositions n’a pas empêché une grande partie du patrimoine des nations de remplir les poubelles de l’Histoire.
Assurer sa conservation, n’est-ce pas là l’objectif que l’on souhaiterait assigner à ce nouveau medium dont l’immatérialité semble vouloir défier l’éternité.
Des esprits chagrins objecteront peut-être que le système obéit à une démarche globale qui ne fait pas le tri entre l’essentiel et le dérisoire.
Qu’importe ! Des moissons d’informations s’accumulent. A d’autres le soin de se désaisir des surplus.
Dans le même esprit, nous vous proposons de consulter le site: People before People