Ecrire un roman n’a jamais été une fin en soi. La motivation est de se faire publier. Or les filières, qui permettent d’approcher un éditeur, sont réservées à des privilégiés et rarement à la portée du tout-venant.
Rita Kraus ne disposait d’aucune recommandation susceptible d’amadouer les gardiens d’un sérail que l’on accuse souvent de fonctionner en circuit fermé.
Américaine de nationalité, née en Belgique, écrivant en français et domiciliée en Italie, cette disparité de lieux et d’intérêts ne plaidait pas en sa faveur.
Dans l’avion, qui la transportait de Rome à Paris, chargée de 11 kilos de manuscrits (dont certains en plusieurs exemplaires), le hasard de la distribution des fauteuils lui avait octroyé, pour voisin, l’un de ses compatriotes, américain, qui au retour d’un voyage d’affaires s’offrait 24 heures de détente à Paris. Au programme de son escapade figurait une descente au Crazy Horse Saloon. Mais, à l’idée de s’aventurer seul dans ce temple d’une nudité qui n’a pas froid aux yeux, ce grand dadais était tout intimidé et souhaitait la compagnie d’une présence féminine. En tout bien tout honneur, il proposa ce rôle à Rita. Il descendait au George-V, elle au Château Frontenac. Les deux hôtels se faisaient quasiment face. Ils dinèrent donc ensemble et se dirigèrent vers ce lieu, que les étrangers imaginent comme un lieu de perdition alors que la vertu règne souvent dans les coulisses.
Ce soir-là, toutes les tables étaient occupées. Sous les projecteurs, les effeuilleuses déclinaient leur catalogue de postures. L’Américain concentrait son attention sur le spectacle. Quant à Rita, moins intéressée par la plastique de ces dames que pour le climat de la salle, elle remarqua, à une table proche, un homme, accompagné lui aussi mais blasé sans doute, qui regardait voler les mouches, comme on aurait dit naguère, en un temps où la langue française fourmillait encore d’expressions imagées.
Entre les deux tables l’esquisse d’un dialogue finit par se nouer. L’homme demanda ce qu’elle faisait à Paris.
– Je suis venue de Rome pour me faire publier, dit-elle en songeant à ses 11 kilos de manuscrits.
– Vous devriez voir mon frère, suggéra-t-il. C’est l’un des dirigeants de la librairie Hachette. Il s’appelle Guy Schoeller. Guy Schoeller !
Ancien mari de Françoise Sagan, Guy Schoeller détenait quelques-uns des leviers de commande d’une organisation dont la puissance n’est plus à démontrer.
Crédités de nombreuses bonnes fortunes, il pouvait se méfier des visites non sollicitées. Pour quelles raisons, une inconnue voulait-elle forcer sa porte ? La secrétaire, qui avait fini par lui annoncer Rita, n’en savait rien.
– Est-elle au moins mignonne ? demanda-t-il.
Une réponse positive l’incita à voir, par lui-même, de quoi il s’agissait. Rita semblait vouloir ignorer les atermoiements qui précèdent la signature d’un contrat. Aussi, en orfèvre, lui conseilla-t-il de ne point viser les « grosses machines » et de se tourner vers des maisons plus modestes où un seul individu décide du sort d’un manuscrit.
Accessoirement, Schoeller, durant leur entretien, s’était comporté en « parfait gentleman », rôle qu’il devait conserver par la suite. Mais, dans un univers de concierges où les nouvelles et, au besoin, les ragots circulent sur les fils du téléphone, l’accueil de Schoeller déclencha un mouvement de curiosité autour de la personne de Rita. Arrivée à Paris sans le moindre viatique, elle n’était plus de ceux que l’on écarte sans avoir pris le temps de la réflexion.
Aux Editions de la Table Ronde, maison du groupe Gallimard, présidée par un membre de la famille Bolloré, le directeur général, Roland Laudenbach fut tiré de son bureau par l’entrée fracassante d’une Rita déchaînée dont il déclara plus tard avoir apprécié l’outrecuidance.
– Nous avons vu atterrir un ovni sans nous demander pourquoi il avait atterri chez nous.
Mais un ovni est susceptible de se renvoler. Et le budget de Rita pour dix jours au Château Frontenac de se dissiper. Pratiquement il fallait conclure.
En dehors de la Table Ronde, plusieurs éditeurs, au cours de négociations parallèles, avaient montré de l’intérêt pour les ouvrages de Rita Kraus. Laudenbach coiffa ses confrères sur le poteau. Il signa. Le lendemain, Rita repartit pour Rome.
Trois ou quatre mois plus tard, elle fut invitée à accompagner la sortie à Paris de son premier roman. Qui, d’emblée, ne réussit pas à accrocher les « media » peut considérer l’évènement comme nul et non avenu et s’en retourner à ses chères études. Rita Kraus ne se croyait pas destinée à ce sort disgracieux.
– Vous devriez voir Lazareff, suggéra Guy Schoeller qui avait suivi, de loin, son entrée dans la carrière.
– En me recommandant de vous, demanda-t-elle.
– Surtout pas.
Ne souhaitant pas qu’une interprétation fallacieuse vint entacher cette démarche, Schoeller se retirait sur la touche.
Vingt-six ou vingt-sept coups de téléphone furent nécessaires avant qu’une secrétaire, épuisée ou compatissante, daigna mettre Rita en communication avec le « patron ».
Directeur de « France-Soir », le plus grand quotidien national depuis la Libération, Pierre Lazareff, surnommé familièrement « Pierrot les brettelles » n’eut pas le cœur de décevoir une correspondante aussi déterminée. Il lui accorda un rendez-vous.
Le rendez-vous fut bref. Rita manifesta sa volonté de « ne pas mourir avant d’être née ». Lazareff lui promit son soutien. Le lendemain un photographe et un reporter furent dépêchés à son hôtel et réalisèrent un reportage qui, contrairement à certaines images figurant dans la presse, respectait toutes les règles de la décence.
Vingt-quatre heures plus tard, Lazareff lui-même la carillonnait au téléphone et lui enjoignait :
– Achetez « France-Soir »… Achetez « France-Soir »…
Effectivement, sur 16 cm de hauteur, la photo de Rita et un texte idoine agrémentaient la « deux » de « France-Soir ». Nul ne pouvait avoir été plus expéditif, ni plus complaisant, que ce grand journaliste qui, lorsqu’il disparut, ne fut remplacé par personne.
Rue François-Ier, entre l’immeuble qui abritait alors les bureaux de « Paris-Match » et « la belle Ferronnière », l’abreuvoir préféré des gens du quartier, ce fut comme si une petite bombe avait éclaté. Rita venait de faire ses premières armes dans ce statut qu’on appelle la notoriété.
Elle se souvint que, venant à peine de poser le pied sur le pavé parisien, elle avait confié à un professionnel du livre qu’elle comptait se faire publier en dix jours de temps, il lui avait rétorqué : « Vous croyez au Père Noël ».
Or, avec Laudenbach, le délai de dix jours avait été respecté. Dans l’histoire de l’édition un tel événement ne s’était guère produit dans le passé et il est peu probable qu’il se reproduise dans l’avenir. Pour que le miracle s’accomplisse, il aura fallu l’intervention de plusieurs Pères Noël.
Quel facteur les avait inspirés ? La personne de Rita ou la nature de ses ouvrages ? Ne nous aventurons pas à trancher.
Du « Crazy Horse Saloon » à « France-Soir », en passant par Guy Schoeller, Roland Laudenbach et Pierre Lazareff qui aurait pu imaginer un parcours aussi contraire aux usages de la profession ?
Au fait, pourquoi l’histoire devrait s’arrêter là ?
Un an plus tard, « France-Soir » pendant deux mois publiait, en feuilleton, un nouveau roman de Rita Kraus…